dimanche 6 mars 2016

Le soleil mortel et le concerto pour violon de Brahms

Déportée de Hongrie, Magda Hollander-Lafon a passé près de trois années (entre 14 et 17 ans) dans les camps de concentration nazis. Trente ans après, elle a renoué avec ses souvenirs dans un livre "Les chemins du temps" (Editions ouvrières, collection "A pleine vie", 1977). Voici l'un de ses poèmes-souvenirs, sans commentaires...


Concerto pour violon en ré majeur, opus 77, de Brahms avec Caroline Adameit, sur TV28 (extrait)


Vingt-huit années
avant de pouvoir réentendre
le concerto pour violon de Brahms.
Chaque son me laboure la chair
et arrache de moi
l'image d'une journée torride
sans ombre, à Auschwitz.

Vers deux heures, des milliers de déportées
entourent une estrade de planches
au milieu de l'allée centrale.
Les privilégiées
se trouvent dans les premiers cercles.
Celles qui se trouvent à l'arrière se bousculent,
se faufilent vers le premier rang.
Le seul coin d'ombre, sous l'estrade,
est hermétiquement interdit
par les gardes et leurs chiens.
Lentement, en procession,
avec une démarche un peu tendue, mais digne,
les musiciens, des artistes de premier plan,
de différents pays,
prennent les places qui leur sont assignées.
Ils ont le crâne rasé,
sont vêtus d'un pantalon rayé bleu et gris
et parés d'une jaquette noire
sur la veste d'uniforme.

Dans la foule pressée
l'attaque du premier mouvement
me transporte de joie.
Accroupie, frissonnante d'émotion,
je suis entraînée dans un monde féerique
où la souffrance
s'habille d'une beauté magique.
Par petites ondées douces
la musique me pénètre
comme un souffle de vie.

Le début du deuxième mouvement
est encore pur et dense ;
il rit et pleure en nous.
Le temps est immobile
mais le soleil est là.
Il nous aspire.

Des fourmillements dans la tête, dans les oreilles
me tétanisent.
Je garde aujourd'hui encore de ce troisième mouvement
une impression paralysante
de piqûres venimeuses.

La conscience est là, mais en visite seulement.
La musique, peu à peu, se disloque
et, dans un dernier son dérisoire,
un instrument tombe sur l'estrade,
puis un autre et un autre encore.
Je ne perçois plus
que des gémissements de violon
dans une sorte de brume.
Le soleil, avec ses flêches, a raison de nous.
L'orchestre devient comme une toile
qui vieillit, s'use à vue d'oeil,
se troue et tombe en poussière.

Dans ma conscience engourdie
j'ai compris le jeu diabolique des SS.
La meute des chiens arrive.
En moins d'une heure,
la grande cérémonie est terminée.
Celles d'entre nous
qui le peuvent encore se lèvent
et, d'une démarche ivre,
regagnent les baraquements.
Les autres
mortes ou moribondes et flairées par les chiens
sont restées à terre comme des feuilles mortes
après la bourrasque.

Le soleil devait frissonner devant ce spectacle.
Ce jour-là, j'ai juré de vouloir rester en vie.
Pour dire aux hommes qui oublient,
de rester vigilants.

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