dimanche 21 juin 2015

Comment les conteurs ne s'accordent-ils pas sur les paroles de la lumière dans une pierre ?

J'ai déjà publié (le 9 août 2014) un poème de Mahmoud Darwich, palestinien né en Galilée en 1942 et mort en 2008. Je pense de nouveau à lui en revenant de visiter le MUCEM de Marseille où on présentait une exposition sur "Les lieux saints partagés". Et il y a ce très beau texte qui fait écho...

photo FD


A Jérusalem, je veux dire à l'intérieur
des vieux remparts,
je marche d'un temps vers un autre
sans un souvenir
qui m'oriente. Les prophètes là-bas se partagent
l'histoire du sacré... Ils montent aux cieux
et reviennent moins abattus et moins tristes,
car l'amour
et la paix sont saints et ils viendront à la ville.
Je descends une pente, marmonnant :
Comment les conteurs ne s'accordent-ils pas
sur les paroles de la lumière dans une pierre ?
Les guerres partent-elles d'une pierre enfouie ?
Je marche dans mon sommeil.
Yeux grands ouverts dans mon songe,
je ne vois personne derrière moi. Personne devant.
Toute cette lumière m'appartient. Je marche.
Je m'allège, vole
et me transfigure.
Les mots poussent comme l'herbe
dans la bouche prophétique
d'Isaïe : "Croyez pour être sauvés".
Je marche comme si j'étais un autre que moi.
Ma plaie est une rose
blanche, évangélique. Mes mains
sont pareilles à deux colombes
sur la croix qui tournoient dans le ciel
et portent la terre.
Je ne marche pas. Je vole et me transfigure.
Pas de lieu, pas de temps. Qui suis-je donc ?
Je ne suis pas moi en ce lieu de l'Ascension.
Mais je me dis :
Seul le prophète Muhammad
parlait l'arabe littéraire. "Et après ?"
Après ? Une soldate me crie soudain :
Encore toi ? Ne t'ai-je pas tué ?
Je dis : Tu m'as tué... mais, comme toi,
j'ai oublié de mourir.

"A Jérusalem", in Anthologie de poésie arabe contemporaine. Poèmes choisis par Farouk Mardam-Bey - Peintures de Rachid Koraïchi, ACTES SUD JUNIOR, 2007 (édition bilingue)

dimanche 14 juin 2015

Immram Brain Maic Febail ocus a echtra andso sis*

*La navigation de Bran, fils de Febal et ses aventures ci-après

La navigation de Bran (Immram Brain Maic Febail) est un récit irlandais du Moyen-âge racontant le voyage de Bran vers Emain Ablach, la Terre des Pommiers. Le chant complet comporte 50 quatrains.Le texte reproduit ici raconte ce qui s'est passé avant le début du voyage.

Bran est le fils de Febal, son nom signifie « corbeau ». Alors qu’il se repose à l’extérieur de son château, il entend un chant étrange, dont la voix lui vante les délices d'Emain Ablach, la Terre des Pommiers (symbole d’éternité), une île au milieu de l’océan. Bien qu’il soit entouré d’une nombreuse compagnie, il est le seul à entendre les vers de la messagère de l’Autre Monde. Ne pouvant résister à l’invitation magique, il se procure un bateau et s’en va avec « trois fois neuf » compagnons. Sur la mer, il est accueilli par un chant de Manannan Mac Lir, le dieu souverain du Sidh. La première île qu’ils abordent est occupée par des gens qui ne font que rire, et ne leur prêtent aucune attention ; un des marins débarque, il est aussitôt prit d’un rire frénétique, et refuse de remonter à bord. Enfin ils approchent de l’Île des Femmes (Tir na mBân), la reine lance un fil à Bran de façon à tirer le bateau, et tous débarquent. Toutes les femmes sont jeunes et magnifiques, chaque compagnon en choisit une, la reine se réserve Bran. Ils vivent là plusieurs « mois » dans une félicité totale.
Mais la nostalgie de l’Irlande commence à se répandre chez les hommes et Nechtan, fils du dieu Collbran, décide Bran à rentrer. La reine leur adresse une sévère mise en garde, mais ils passent outre. Arrivés sur les rivages d’Erin, personne ne les reconnaît, et eux-mêmes ne reconnaissent personne. Nechtan descend à terre, il se transforme en un tas de cendres. Bran qui a compris, reprend la mer pour une navigation sans fin.
 https://fr.wikipedia.org/wiki/Bran_Mac_Febail

 Ci-dessus une partie du texte sur la stèle élevée à Locronan lors de la plantation d'un "chêne du Nevet" en 2007 : http://jecoutemaconscience.one-voice.fr/operation-arbre-de-vie-pour-des-forets-debout/

Voir ici le texte intégral du chant



Voici une branche du pommier d'Emain
que je t'apporte, pareille aux autres;
des rameaux d'argent blanc sont sur elle,
des sourcils de cristal avec des fleurs.

Il y a une île lointaine;
alentour les chevaux de la mer brillent,
belle course contre les vagues écumantes;
quatre pieds la supportent.

Charme des yeux, glorieuse étendue
est la plaine sur laquelle les armées jouent;
la barque lutte contre le char,
dans la plaine méridionale de l'Argent Blanc.

Des pieds de bronze blanc la supportent,
brillant à travers les siècles de beauté;
jolie terre à travers les siècles du monde,
où se répandent maintes fleurs.

Un vieil arbre est là avec les fleurs,
sur lequel les oiseaux appellent aux heures;
en harmonie ils ont l'habitude
d'appeler ensemble à chaque heure.

Des splendeurs de toute couleur brillent
à travers les plaines aux jolies voix;
la joie est habituelle; on se range autour de la musique,
dans la plaine méridionale de la Nuée d'argent.

Inconnue la plainte ou la traîtrise
dans la terre cultivée bien connue;
il n'y a rien de grossier ni de rude,
mais une douce musique qui frappe l'oreille.

Ni chagrin, ni deuil, ni mort,
ni maladie, ni faiblesse
voilà le signe d'Emain;
rare est une pareille merveille.

Beauté d'une terre merveilleuse,
dont les aspects sont aimables,
dont la vue est une belle contrée,
incomparable en est la brume.

Si l'on voit la Terre de Bonté,
sur laquelle les pierres de dragons et les cristaux pleuvent;
la mer jette la vague contre la terre,
poils de cristal de sa crinière.

Des richesses, des trésors de toute couleur
sont dans la Terre calme, fraîche beauté,
qui écoute la douce musique
en buvant le meilleur vin.

Des chariots d'or dans la Plaine de la Mer,
s'élevant avec le flot vers le soleil,
des chariots d'argent dans la Plaine des Jeux
et des chariots de bronze sans défaut.

Des coursiers d'or jaune sont là sur la rive:
d'autres coursiers, de couleur pourpre;
d'autres, avec de la laine sur leur dos,
de la couleur du ciel tout bleu.

Au lever du soleil viendra
un bel homme illuminant les plaines;
il chevauche l'étendue battue des flots;
il remue la mer jusqu'à ce qu'elle soit du sang.

Une armée viendra à travers la mer claire;
vers la terre ils naviguent;
puis ils rament jusqu'à la pierre en vue,
d'où s'élèvent cent refrains.

On chante un refrain à l'armée
(à travers les longs siècles), qui n'est pas misérable;
sa musique s'enfle des chœurs de centaines,
qui n'attendent ni déclin ni mort.

Emain multiforme en face de la mer,
qu'elle soit proche, qu'elle soit loin,
où sont des milliers de femmes bigarrées.
que la mer claire encercle.

Quand il a entendu le son de la musique,
le chœur des petits oiseaux de la Très calme Terre,
un groupe de femmes, vient de la colline
à la Plaine des Jeux où il est.

Là vient le bonheur avec la santé
à la terre où résonnent les rires,
dans la Très calme Terre, en toute saison
viendra la joie qui dure toujours.

C'est un jour d'éternel beau temps,
qui verse de l'argent sur les terres;
une falaise blanche bordant la mer,
qui reçoit du soleil sa chaleur.

Course de l'armée le long de la Plaine des jeux;
jeu charmant, sans faiblesse;
dans la terre variée, après tant de beautés,
ils n'attendent ni déclin ni mort.

Écouter la musique la nuit
et venir à la terre aux nombreuses couleurs
pays varié, splendeur sur un diadème de beauté,
d'où brille la nuée blanche.

Il y a trois fois cinquante îles lointaines,
dans l'Océan à l'ouest de nous;
plus grande qu'Erin deux fois
est chacune d'elles, ou trois fois.

Une grande naissance arrivera après des siècles,
qui ne sera pas dans les grandeurs:
le fils d'une femme dont le mari ne sera pas connu;
il aura la royauté sur des milliers d'hommes.

Royauté sans commencement, sans fin;
il a créé le monde parfaitement,
à lui sont la terre et la mer;
malheur à qui encourra sa disgrâce!

C'est lui qui a fait les cieux.
Heureux celui qui a le cœur pur;
il purifiera les peuples sous l'eau pure;
c'est lui qui guérira vos maux.

Ce n'est pas pour vous tous qu'est mon discours,
bien que cette grande merveille soit connue;
que Bran, parmi la foule du monde, écoute
la part de science qui lui est communiquée !

Ne tombe pas sur un lit de paresse;
que l'ivresse ne te vainque pas!
commence un voyage à travers la mer claire
pour voir si tu atteindras la Terre des femmes.
(...)

Texte issu de : Kuno Meyer dans The Voyage of Bran, son of Febal (Londres, 1895-97), trad. G. Dottin

dimanche 7 juin 2015

Nous sommes tous au fond d'un enfer dont chaque instant est un miracle

Emil Michel Cioran (1911 - 1995) est un philosophe et écrivain roumain. Il a quitté la Roumanie pour la France en 1937, politiquement contraint à l'exil et, ses livres ayant été interdit par le pouvoir communiste après la seconde guerre mondiale, il est resté en France jusqu'à sa mort.

Voici quelques unes de ses "Pensées étranglées" :


L'esprit n'avance que s'il a la patience de tourner en rond, c'est-à-dire d'approfondir.

Premier devoir au lever : rougir de soi.

Ce n'est que dans la mesure où nous ne nous connaissons pas nous-mêmes qu'il nous est possible de nous réaliser et de produire. Est fécond celui qui se trompe sur les motifs de ses actes, qui répugne à peser ses défauts et ses mérites, qui pressent et redoute l'impasse où nous conduit la vue exacte de nos capacités. Le créateur qui devient transparent à lui-même ne crée plus : se connaître, c'est étouffer ses dons et son démon.


Pendant l'insomnie, je me dis, en guise de consolation, que ces heures dont je prends conscience, je les arrache au néant, et que, si je dormais, elles ne m'auraient jamais appartenu, elles n'auraient même jamais existé.


L'anxiété n'est pas difficile, elle s'accommode de tout, car il n'y a rien qui ne lui agrée. Le premier prétexte venu, un fait divers éminemment quelconque, elle le presse, le choie, en extrait un malaise médiocre mais sûr dont elle se repaît. Elle se contente vraiment de peu, tout lui étant bon. Velléitaire, inaboutie, elle manque de classe : elle se voudrait angoisse et n'est qu'angoissement.


Basilide, le gnostique, est un des rares esprits à avoir compris, au début de notre ère, ce qui maintenant constitue un lieu commun, à savoir que l'humanité, si elle veut se sauver, doit rentrer dans ses limites naturelles par le retour à l'ignorance, véritable signe de rédemption.
Ce lieu commun, hâtons-nous de le dire, demeure encore clandestin : chacun le murmure mais se garde bien de le proclamer. Quand il deviendra slogan, un pas considérable en avant aura été accompli.