dimanche 31 mai 2015

Ce n'est pas simple de rester hissé sur la vague du courage quand on suit du regard quelque oiseau volant au déclin du jour

Le poète René Char (1907 - 1988) a publié deux versions de Lettera amorosa, l'une en 1952 sous le titre "Guirlande terrestre" avec des illustrations de Jean Arp et l'autre sous ce titre "Lettera amorosa" en 1963 avec des illustrations de Georges Braque. Le premier extrait est présenté ici successivement dans les deux versions. Le second est identique dans les deux versions.

Illustration. G.Braque
Nos paroles sont lentes à nous parvenir, comme si elles contenaient, séparées, une sève suffisante pour rester closes tout un hiver. Pourtant notre voix court del'un à l'autre, mais chaque avenue, chaque treille, chaque fourré, la tire à lui, la retient, l'interroge. Tout est prétexte à la ralentir. Il a fait deux journées d'incommensurable soleil, puis la brume a repris sa place. Les passants, les choses sont redevenus incertains. Même le grain de beauté au bord de ta lèvre adorable.
     Souvent je ne parle que pour toi, afin que la terre m'oublie.

Publié sous le titre "Guirlande terrestre", 1952, illustrations de Jean Arp

Nos paroles sont lentes à nous parvenir, comme si elles contenaient, séparées, une sève suffisante pour rester closes tout un hiver ; ou mieux, comme si, à chaque extrémité de la silencieuse distance, se mettant en joue, il leur était interdit de s'élancer et de se joindre. Notre voix court de l'un à l'autre ; mais chaque avenue, chaque treille, chaque fourré, la tire à lui, la retient, l'interroge. Tout est prétexte à la ralentir.
     Souvent je ne parle que pour toi, afin que la terre m'oublie.

Publié sous le titre "Lettera amorosa", 1963, illustrations de Georges Braque

Illustration G. Braque




Je ne puis être et ne veux vivre que dans l'espace et dans la liberté de mon amour. Nous ne sommes pas ensemble le produit d'une capitulation, ni le motif d'une servitude plus déprimante encore. Aussi menons-nous malicieusement l'un contre l'autre une guérilla sans reproche.

Publié avec une illustration de Jean Arp en 1952 et de Georges Braque en 1963



René Char, Lettera amorosa, Poésie Gallimard, 2014

dimanche 24 mai 2015

Seul ce qui fait du bruit est beau

Ki Hyongdo (ou Gi Hyeong-do) est un poète coréen (1960 - 1989). Il a fait des études de droit et de diplomatie avant de devenir journaliste à Séoul.


Seul ce qui fait du bruit est beau.
C'est que le bruit seul est nouveau, et c'est qu'il meurt facilement.
C'est que le bruit seul se chausse de changement.
Mais que va t-on réserver ? Les chambres sont toutes
soit occupées soit vides.
Si l'indifférence seule nous fait nous reposer, nul besoin désormais
de se souvenir.
Le passé est fini. Le plaisir même est habitude.
En rajustant sa cravate, on vérifie sa propre taille reflétée dans la
glace
et on est rassuré. Puisqu'on n'est pas marié.
En regardant la lune qui se lève rapidement, on siffle.
Et la valeur propre à chacun s'entend en tintements dans la poche.
Tu n'as jamais parlé honnêtement. Je t'en prie, arrête-toi.
J'ai vomi tout ce que j'ai pu te donner.
De plus, rien n'est clair.
Il nous reste encore un peu d'aujourd'hui, alors
good-bye.

Ki Hyongdo, Une feuille noire dans la bouche, Circé, 2012
trad. Ju Hyounjin et C. Mouchard


dimanche 17 mai 2015

J'aime calculer lentement lentement - mais faux

Poète, peintre, sculpteur, Jean Arp (1887 - 1966), dont on peut visiter la Fondation à Clamart (http://www.fondationarp.org/), a fait partie du mouvement dada.

Il en avait l'humour. "Alsacien sur le point d'être enrôlé dans l'armée allemande (lors de la Première Guerre mondiale), à la question "Quel est votre âge ?" il répond en écrivant plusieurs fois sa date de naissance, additionne les chiffres, et donne le résultat ainsi obtenu!"
Extrait de l'anthologie de poésie contemporaine de Marie Etienne - "Poésies des lointains", Actes Sud Junior 1995 


Manifeste millimètre infini

il faut d'abord laisser pousser les formes, les couleurs,
     les mots, les tons
et ensuite les expliquer
Il faut d'abord laisser pousser les jambes, les ailes, les mains et ensuite les laisser voler chanter
     se former se manifester
Je ne fais pas, moi, d'abord un plan comme s'il s'agissait d'un horaire d'un calcul ou d'une guerre.
L'art des étoiles, de fleurs, des formes, des couleurs
     appartient à l'infini.


Sur le dos ou sur le ventre

Le jour est parfois plat.
On a beau faire
on n'arrive pas à s'élever.
On est forcé de rester plat
sur le dos ou sur le ventre
plat comme une feuille de papier
dans un bloc à écrire.

Jours effeuillés, Gallimard, Collection Blanche, 1966

Et aussi :

Sable de lune

Une lune ivre de rêves
berce un rêveur ivre de lune
qui se demande :
Suis-je une lune ivre de rêves,
que bercent des aubes odorantes ?
Suis-je une lune ivre de rêves
qui se mire dans les yeux
d’un rêveur ivre de lune ?

Un rêveur ivre de lune
berce une lune ivre de rêves
qui se demande :
Suis-je un rêveur ivre de lune
que bercent des aubes odorantes ?
Suis-je un rêveur ivre de lune
qui se mire dans les yeux
d’une lune ivre de rêves ?

Ein traumtrunkener Mond
wiegt einen mondtrunkenen Träumer,
der sich fragt :
Bin ich ein traumtrunkener Mond,
der sich in süßduftenden Frühen wiegt ?
Bin ich ein traumtrunkener Mond,
der sich in den Augen
eines mondtrunkenen Träumers spiegelt ?
Ein mondtrunkener Träumer
wiegt einen traumtrunkenen Mond,
der sich fragt
Bin ich ein mondtrunkener Träumer,
der sich in süßduftenden Frühen wiegt ?
Bin ich ein mondtrunkener Träumer,
der sich in den Augen
eines traumtrunkenen Mondes spiegelt ?


Sable de lune, éd. Arfuyen (trad. A. Bleikasten)

dimanche 10 mai 2015

Je marchais dans les sables et décidais de te laisser

  "Le rève", de Pablo Neruda.


Je marchais dans les sables
et décidais de te laisser.

Une boue noire sous mes pieds
tremblait,
je m’enfonçais, je réchappais
en décidant que je devais
te rejeter, tu me blessais
comme un caillou tranchant,
pas à pas
je machinais ta perte :
arracher tes racines,
te livrer seule au vent.

Ah ! en cette minute
un rêve, mon amour,
de ses ailes terribles
te couvrait.

Tu sentais la boue te happer,
tu m’appelais, je ne bougeais,
tu disparaissais, immobile,
sans te défendre,
tu te noyais enfin dans la bouche de sable.

Et puis
ma décision et ton sommeil se sont rejoints
et de cette rupture
qui déchirait nos cœurs
nous avons resurgi, à nouveau propres, et nus,
nous nous sommes aimés
hors du rêve et du sable,
complets et radieux,
soudés par le feu.

Pablo Neruda, Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, Poésie Gallimard

dimanche 3 mai 2015

Je ne t’ai jamais trouvée aussi belle qu’à l'heure où tu désespères de toi

Louis Aragon, sans commentaire...

Les rendez-vous (VIII)

Ainsi je t’aurai toute la vie attendue
Présente absente ailleurs ici proche et lointaine
J e t’aurai mendié de silence je t’aurai
Mangé de paroles comme une orange
J’aurai perdu ta trace une fois nuit
Une fois jour perdu ta main prise dans l’ombre
Ta merveilleuse main d’enfant enfui
Ainsi je t’aurai toute la vie attendue
Il est trop tard pour espérer enfin t’atteindre
Je n’aurai pas trouvé les mots tout
N’aura semblé qu’un murmure un étouffement de cris
Je ne t’aurai donné que ce chant avorté de moi-même
Tu n’auras pas entendu ni personne
Entendu le battement en moi de ce grand oiseau rouge
Je n’aurai donc été vers toi qu’une phrase sans fin
Il est trop tard et cætera






Mais même si mais même alors même comme
Un chien qui cherche en vain son maître et traîne
Une chaîne arrachée
Même sans espérance
J’arrive au bout de ce voyage au moins
Portant toujours semblable coeur sanglot semblable
J’écoute en arrière de moi sur la route
Ce bruit de toi blessé ce bruit bleu ce bruit blanc
Ce bruit bluté de blé ce bruit redoublé
De toi par où nous fûmes
Et je te tends encore une fois mes bras de fumée

Louis Aragon - extrait de "Rendez-vous", in Les Adieux, éd. Stock, 1997 - p. 43, 50
Audio : Choeur Accord, La Chapelle sur Erdre (44), dit. B. Quemener
Arrangements et accompagnement piano : Roland Boutilliers
Clarinette : Sophie Dehays
Accordéon : Jean-Alain Manoeuvrier
Récitant : FD
Extrait du spectacle "J'ai rêvé d'un pays…" donné le 20 mai 2000 à Capellia (La Chapelle sur Erdre)