dimanche 22 février 2015

Fantôme, il disparut dans la nuit, emporté...



  "La silhouette d'un grand homme aux cheveux grisonnants se découpe dans l'encadrement de la porte. C'est Nelligan. Il hésite quelque peu au seuil de la chambre, propre et gaie où l'attend une amie d'enfance, Mme Huguenin (mieux connue sous son nom de plume, Madeleine) et le représentant de la «Patrie».

Le Dr Rodolphe Richard, assistant-surintendant de l'hospice, l'accompagne. Nelligan se tient très droit, un peu timide, ses yeux bleus admirablement perdus dans une rêverie étrange. Il est vêtu d'un complet gris très propre. Sa voix est chaude et très calme. Il reconnaît immédiatement son amie d'enfance, Mme Huguenin, et s'informe anxieusement de ses compagnons d'autrefois, puis, après avoir accepté une cigarette, cause de poésie
".


Extrait du blog d'un passionné d'Emile Nelligan :
http://emilenelligan.free.fr/histoire.htm


Le voyageur 
À mon père
 
Las d’avoir visité mondes, continents, villes,
Et vu de tout pays, ciel, palais, monuments,
Le voyageur enfin revient vers les charmilles
Et les vallons rieurs qu’aimaient ses premiers ans.

Alors sur les vieux bancs au sein des soirs tranquilles,
Sous les chênes vieillis, bons paysans,
Graves, fumant la pipe,auprès de leurs familles
Écoutaient les récits du docte aux cheveux blancs.

Le printemps refleurit. Le rossignol volage
Dans son palais rustique a de nouveau chanté,
Mais les bancs sont déserts car l’homme est en voyage.

On ne le revoit plus dans ses plaines natales.
Fantôme, il disparut dans la nuit, emporté
Par le souffle mortel des brises hivernales.

Emile Nelligan, Montréal, septembre 1897

dimanche 15 février 2015

Il est libre, Jo

Il est libre, Jo. Il est libre, Jo. 
Y'en a même qui disent qu'ils l'ont vu voler...!

Rue de la Liberté

Il avait élu domicile rue de la Liberté
Pour ça il était libre
Il n'avait plus de boulot
Il n'avait plus de femme
Il s'était fâché avec ses enfants
Il n'avait plus un rond
Mais il avait deux mains
Qu'à tour de rôle
Il tendait aux passants
Qui faisaient un écart
Qui le regardaient en coin
Au coin de la rue de la Liberté.
          26/11/2014



Un mois après

Il t'a croisée ce matin
Et tu lui en veux toujours
Il t'avait un peu oubliée.

Il avait oublié ton nom
Comme le nom de l'amie
Dont le visage par l'éloignement
S'est effacé du temps.

Pourtant tu étais l'amie
Qu'il voyait de temps en temps
Qu'il délaissait trop souvent
Comme un amour désenchanté.

Dans le train-train de la vie
Il t'ignorait inconsciemment
Et te traitait négligemment
Jusqu'à l'horrible moment

Où il se réveilla brutalement
Où ta mort annoncée
Il se mit à t'appeler : Liberté...liberté...
          7/02/2015

Joseph Conas est poète à ses heures gagnées

dimanche 8 février 2015

Et leurs ombres sont leurs lois


Alors un juriste dit, Mais qu'en est-il de nos Lois, Maître ?
Et il répondit :
Vous vous complaisez à établir des lois,
Mais vous vous complaisez davantage à les violer.
Tels des enfants qui jouent au bord de l'océan et qui construisent avec persévérance des tours de sable qu'ils détruisent en riant.
Mais durant que vous construisez vos tours de sable l'océan apporte davantage de sable au rivage.
Et lorsque vous les détruisez, l'océan rit avec vous.
En vérité, l'océan rit toujours avec le simple.

Mais qu'en est-il de ceux pour qui la vie n'est pas un océan, et pour qui les lois de l'homme ne sont pas tours de sable,
Mais pour qui la vie est un roc, et la loi un ciseau avec lequel ils veulent la sculpter à leur propre ressemblance ?
Qu'en est-il de l'estropié qui hait les danseurs ?
Qu'en est-il du boeuf qui aime son joug et estime que le daim et l'élan de la forêt sont choses égarées et vagabondes ?
Qu'en est-il du vieux serpent qui ne peut rejeter sa peau, et qui qualifie tous les autres de nus et de sans pudeur ?
Et de celui qui arrive tôt à la noce, et qui s'en va repu et fatigué, disant que tout festin est une faute et que tout convive enfreint la loi ?

Que dirais-je de ceux là sinon qu'ils se tiennent, eux aussi, dans la lumière, mais le dos au soleil ?
Ils ne voient que leurs ombres, et leurs ombres sont leurs lois.
Et qu'est le soleil pour eux sinon un créateur d'ombres ?
Et qu'est-ce que reconnaître les lois sinon s'incliner et tracer leurs ombres sur la terre ?
Mais vous qui marchez face au soleil, quelles images reflétées sur la terre peuvent vous retenir ?
Vous qui voyagez avec le vent, quelle girouette orientera votre course ?
Quelle loi d'homme vous entravera si vous ne brisez pas le joug sur aucune porte de prison ?
Quelles lois craindrez-vous si vous dansez sans trébucher dans aucune chaîne de fer ?
Et qui pourra vous déférer en jugement si vous arrachez vos vêtements sans les abandonner dans le sentier d'autrui ?

Peuple d'Orphalese, vous pouvez voiler le tambour et vous pouvez délier les cordes de la lyre, mais qui pourra interdire à l'alouette de chanter ?

Khalil Gibran, le prophète, Casterman, 1980, p. 44

dimanche 1 février 2015